L’expression, plus ou moins oratoire, d’états d’âme dissimulés dans les dialogues se révèle d’autant plus artificielle que le dramaturge attache plus d’importance à la vérité, ou du moins a la vraisemblance de son œuvre. On voit cependant se développer au XXe siècle un nouveau type de monologue. Il ne s’agit plus pour le personnage d’expliquer ses sentiments ou de révéler ses intentions, mais de laisser se dévider le fil d’une parole sur laquelle il n’exerce pas de contrôle conscient.
Dans Oh les beaux jours de Samuel Beckett, Winnie, femme d’une cinquantaine d’années enterrée jusqu’au-dessus de la taille, puis jusqu’au cou, dans un petit mamelon (un monticule) au centre d’une étendue d’herbe brûlée, ressasse d’un bout à l’autre de la pièce des bribes de souvenirs et les pauvres consolations qu’elle tire des objets familiers de son sac. Si elle s’adresse parfois a son mari Willie, prostré à demi inconscient derrière le mamelon, elle n’obtient guère de réponses que quelques monosyllabes…
L’essentiel reste cette parole incessante, pitoyable et touchante d’un être humain qui s’applique à se tromper lui-même.
La journée est maintenant bien avancée. (Sourire.) Le vieux style1 ! (Fin du sourire.) Et cependant il est encore un peu tôt, sans doute, pour ma chanson. Chanter trop tôt est une grave erreur, je trouve. (Elle se tourne vers le sac.) Le sac. (Elle revient de face.) Saurais-je en énumérer le contenu ? (Un temps.) Non. (Un temps.) Saurais-je répondre si quelque bonne âme, venant à passer, me demandait, Winnie, ce grand sac noir, de quoi est-il rempli, saurais-je répondre de façon exhaustive ? (Un temps.) Non. (Un temps.) Les profondeurs surtout, qui sait quels trésors. Quels réconforts. (Elle se tourne vers le sac.) Oui, il y a le sac. (Elle revient de face.) Mais je m’entends dire, N’exagère pas, Winnie, avec ton sac, profites-en bien sûr, aide-t-en pour aller… de l’avant, quand tu es coincée, bien sûr, mais sois prévoyante, je me l’entends dire, Winnie, sois prévoyante, pense au moment où les mots te lâcheront – (elle ferme les yeux, un temps, elle ouvre les yeux) – et n’exagère pas avec ton sac. (Elle se tourne vers le sac.) Un tout petit plongeon peut-être quand même, en vitesse. (Elle revient de face, ferme les yeux, allonge le bras gauche, plonge la main dans le sac et en sort le revolver. Dégoûtée.) Encore toi ! (Elle ouvre les yeux, revient de face avec le revolver et le contemple.) Vieux Brownie2 ! (Elle le soupèse dans le creux de sa main.) Pas encore assez lourd pour rester au fond avec les… dernières cartouches ? Pensez-vous ! Toujours en tête. (Un temps.) Brownie… (Se tournant un peu vers Willie.) Tu te rappelles l’époque où tu étais toujours à me bassiner pour que je te l’enlève. Enlèvemoi ça, Winnie, enlève-moi ça, avant que je mette fin a mes souffrances. (Elle revient de face. Méprisante.) Tes souffrances ! (Au revolver.) Oh c’est une consolation, sans doute, te savoir là, mais je t’ai assez vu. Je vais te mettre dehors, voilà ce que je vais faire. (Elle dépose le revolver sur le mamelon à sa droite.) Là, tu vas vivre là, à partir d’aujourd’hui. (Sourire.) Le vieux style !
[Littérature 2e, collection J. et C. Parpais, Hachette Lycées, 1991. Pour le texte de Beckett : Oh les beaux jours suivi de Pas moi, Editions du Minuit, 1963.]
1. Le vieux style : expression fréquemment utilisée par Winnie pour commenter l’usage qu’elle fait de formules traditionnelles.
2. vieux Brownie : c’est le nom affectueux que donne Winnie à son revolver « Browning ».
LINK
• Oh les beaux jours avec Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault (1964 / France Culture).
En 1964, France Culture proposait une captation de la pièce de Samuel Beckett créée par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault dans une mise en scène de Roger Blin, et jouée sur la scène du Théâtre de l’Odéon. Il s’agissait de la première mise en scène de cette pièce écrite en 1961 par Beckett. Diffusion sur France Culture le 16 février 1964.
• Oh les beaux jours, une production Espace GO 2008.
Une mise en scène d’André Brassard, mettant en vedette Andrée Lachapelle et Roger La Rue.
[Immagini: In apertura, Adriana Asti in Giorni felici, regia di Bob Wilson, 2009; Madeleine Renaud, la prima interprete francese di Winnie, e Jean-Louis Barrault in Oh les beaux jours, regia di Roger Blin, 1964; Samuel Beckett; Anne-Claire in Oh les beaux jours, atto 1 e atto 2, regia di Michael Delaunoy, 2018.]